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Les émotions dans la classe

L’idée de ce travail est venue de sollicitations de Jacques Lévine lors de séances de Soutien au Soutien. Elles ont rencontré le constat que nous faisions alors au groupe départemental du Val d'Oise de l'importance des émotions dans le processus d'apprentissage, de leur caractère subversif et dynamique qui peut aussi bien tout emporter sur son passage qu'alimenter une dynamique de projets.

Nous pressentions ainsi l'importance d'accompagner les enfants dans le processus d'intégration de ces émotions pour tenir notre rôle d'enseignant ou, pour reprendre les termes de Freinet, pour tenir notre rôle de « recours barrière ».
Nous nous sommes alors engagés dans un travail d'écriture à partir de notre vécu professionnel concernant ce thème qui s'est avéré fécond d'autant qu'il met en lumière ce qui caractérise la philosophie de Freinet.
 
Certains objecteront que les émotions relèvent de l’intime, donc de la famille, pas de l’école. Force est de constater que les enfants ne connaissent pas cette barrière et que leurs émotions franchissent très aisément le seuil de l’école. Tous les médias l’ont d’ailleurs bien compris en jouant des émotions des enfants et des adultes afin de les inciter à consommer ou orienter leurs choix : « Laissez tomber les barrières relâchez-vous, faites-vous plaisir … » ...ne contrôlez pas trop avec votre cerveau rationnel (néo-cortex, le cerveau développé chez les mammifères supérieurs et les humains), laissez faire votre cerveau émotionnel (cerveau limbique, déjà présent chez les mammifères).
D’autre part, les techniques de management largement utilisées dans tous les domaines et les rouages de la société apprennent à utiliser les émotions pour asseoir son pouvoir, asservir l’autre.
Or l’école de la République a historiquement pour mission de passer d’un pouvoir absolutiste à une perspective fondée sur l’égalité de citoyens libres et fraternels. Elle s'inscrit, c'est du moins ainsi que nous l'entendons, dans un projet libérateur qui passe par la maîtrise de sa propre vie, de ses émotions.
 
Or, aujourd’hui, qui sont les enfants de la République ?
 
D’une part, du fait de la recomposition familiale qui a des répercutions d’autant plus profondes que le milieu social est pauvre, l’état de déliaison d’un nombre d’enfants qui devient important engendre une fragilité relationnelle.
Les enfants qui présentent des troubles de l’attachement ont une confiance envers les adultes qui va de limitée à nulle. Ils sont souvent davantage enclins à s’attacher à l’horizontale (avec leurs pairs) qu’à la verticale (avec leurs père et mère et autres adultes référents).
 
D’autre part, certains enfants se retrouvent en face d’une école trop différente de leur famille, leur milieu culturel, social ... et pas assez sûrs de qui ils sont pour vivre cette différence comme un enrichissement. L’école engendre alors chez eux de fortes émotions qui les empêchent de découvrir le monde. Quand ces émotions venues du contact avec l’école s’ajoutent à leurs incertitudes sur leurs identités ou leurs appartenances, les enfants refusent de s’ouvrir aux autres et de laisser une trace.4
 
Que faire ?
 
Ignorer ou interdire les émotions personnelles des enfants parce qu’elles parasitent leurs apprentissages : c’est ce que font les pédagogies traditionnelles ; ce qui fonctionne avec les enfants déjà suffisamment structurés et fabrique de bons petits caporaux clivés. Aux enfants qui ne supportent pas, la médecine propose des réponses pharmacologiques qui ne sont appropriées que dans un nombre très limité de cas, efficaces sur le court terme, mais à bénéfice nul sur le long terme.
Favoriser l’expression des émotions, les relier à d’autres émotions ailleurs, dans des temps autres, proches ou lointains, peut permettre d’apprendre, à condition que ces émotions soient reliées aux apprentissages.
Faire évoluer l’identité de chacun en diversifiant les occasions de se présenter au groupe (texte libre, théâtre, danse, musique, bricolage, activités scientifiques ... libres), ce qui permet à chacun de ressentir sa propre compétence, sans avoir besoin d’être encouragé, même félicité, mais simplement reconnu dans son plaisir d’agir et de chercher. Fondement du moteur intérieur de chaque enfant, de l’édification progressive de son identité profonde, cette liberté d’agir sous l’œil intéressé de l’adulte, est profondément thérapeutique pour chacun d’eux, et leur permettra de faire face aux difficultés de la vie. ...
 
Permettre une expression et une gestion des émotions entre pairs. Les enfants qui présentent des troubles de l’attachement sont plus enclins à ces relations qu’à celles avec les adultes. C’est leur culture. Ils ont besoin de trouver dans la classe des situations diversifiées d’expression dans lesquelles leur identité pourra se construire peu à peu.
 
Faire des émotions un thème de travail dans la classe ; apprendre la condition humaine, poser une parole intermédiaire entre le langage courant et le langage psychanalytique. Trouver les mots qui permettent à l’enfant de se savoir compris, de savoir que l’adulte sait et qu’au-delà de ce que l’enfant peut dire, il y a tout ce qu’il ne peut, ne veut ou ne sait pas dire mais détermine, pour l’instant, sa position par rapport au savoir. Évidemment penser ses émotions ne suffit pas ; il faut aussi jouer les bonnes fées qui se penchent sur son berceau : « tu verras, quand tu auras moins peur, tu ne verras plus les choses de la même façon » ; puis, quand cela sera possible, montrer à l’enfant son évolution concernant ses émotions : « tu te souviens comment tu réagissais à cette situation il y a quelques mois ? » Par cela, introduire l’idée qu’il n’y a pas de fatalité.
 
Tout ceci suppose que le maître accepte et puisse être une figure de substitution. L’enfant ne peut pas apprendre s’il n’a pas un lien affectif avec l’enseignant.
 
Ce qui suppose aussi que l’équipe d'enseignants n’infantilise pas le maître, ce qui l’empêcherait d’accepter les émotions des autres.
 
Autant de questions sur lesquelles nous nous sommes penchés en essayant de percevoir ce qu'il en était des émotions dans notre pratique d'enseignants, quel était leur destin dans le quotidien de nos classes. Il nous a fallu pour cela faire remonter nos souvenirs, évoquer autant le quotidien que les expériences exceptionnelles, laisser parler nos émotions. C'est ainsi que nos nombreuses réunions furent tantôt des groupes de parole et tantôt des moments de recherche et d'écriture.
Les chapitres qui suivent en rendent compte, racontant dans un premier temps des expériences fulgurantes et souvent fortes, les émotions qui bousculent mais rapportant aussi les petites émotions du quotidien faites de petits riens, de sourires et de grimaces, parfois de clins d'œil. L'ensemble des récits qui constituent les deux premiers chapitres sont reliés par un même fil fait d'attention discrète, d'écoute flottante, d'accueil bienveillant qui apparaît d'abord chez l'adulte mais se transmet parfois aux enfants dans un processus que l'on pourrait qualifier d'humanisation.
Mais nous ne voudrions pas laisser croire qu'accueillir les émotions, parfois les provoquer, ne relèverait que d'une attitude bienveillante et renverrait ainsi à la seule qualité du maître ou de la maîtresse. L'émotion puise parfois au plus profond de l'être humain, dans son énergie pulsionnelle porteuse de trop de tempêtes pour que l'on puisse se permettre trop de légèreté. Nous avons tenté de le montrer à travers quelques récits dramatiques qui nous ont mieux fait comprendre la portée des propos de Célestin Freinet sur les forces de vie et la notion qu'il a développé de l'enseignant comme un recours et une barrière. Il faut donc plus qu'un maître pour contenir les émotions, il faut des outils, des institutions, une connaissance du groupe et des enfants qui nous amènent à évoquer le triptyque de la pédagogie institutionnelle : les techniques coopératives, la dynamique de groupe et l'inconscient. C'est de ces techniques dont nous avons voulu parler dans le dernier chapitre, non pour les décrire car nombreux sont ceux qui l'ont fait, mais pour observer et tâcher de comprendre le rôle qu'elles peuvent tenir dans l'accompagnement des émotions.
En héritiers de Célestin Freinet, nous ne sommes pas partis de la théorie pour éclairer une pratique mais nous avons tenté le chemin inverse pour découvrir au fil du temps et de notre réflexion ce que nous comprenions de la notion d'émotion. Elle s'exprime pour nous d'abord comme une réponse à une situation de rupture d'équilibre et de continuité qui trouve sa source dans de nombreuses causes conscientes et inconscientes. L'émotion tente de réparer un préjudice réel ou imaginaire, quelque fois actuel mais souvent ancien, « une coupure originaire par rapport au groupe et par rapport à la mission de toute personne qui est d’être un procréateur de vie», coupure que réactive l'interaction sociale ou la confrontation au savoir ; elle essaie bien maladroitement de faire passer l’intéressé d’une situation ressentie de moins value à une situation de plus value. L'émotion peut également répondre à une rupture sociale qui s'instaure entre ceux qui savent ou du moins sont reconnus comme tels et ceux qui sont exclus de cette connaissance. Mais l'émotion provient aussi de la rupture provoquée par la connaissance qui vient bousculer notre représentation du monde. L'émotion conjugue, entremêle, l'intime et le culturel, se pose ainsi au cœur de la relation pédagogique. Pédagogie traditionnelle et pédagogie coopérative en conviennent mais divergent sur le sort qu'il convient d'accorder aux émotions. Du maître traditionnel on peut dire qu'il tente de les laisser à la porte de sa classe, c'est ce qui faisait dire à un instituteur chevronné s'adressant à un débutant : « surtout, la première semaine tu ne souris pas ! ». Il intime par là le refoulement des émotions et attend de ses élèves qu'ils réinvestissent leur énergie psychique dans l'apprentissage. Malheur à ceux qui ne pourront pas et connaîtront alors la sanction. Du maître coopérateur on pourra dire, nous l'espérons au moins après la lecture de ce livre, qu'il laisse entrer les émotions dans la classe mais qu'il veillera à les socialiser, à structurer et affiner leur expression, à organiser leur rencontre avec les œuvres du patrimoine culturel, leur proposant ainsi un chemin vers la connaissance de soi, des autres et de l’organisation du monde, d'où l'importance de l'art, de l'expression, du théâtre comme nous avons voulu le montrer en fin d'ouvrage. Ainsi, le malheur de la punition ne s'abattra sur aucun de ses élèves.
 
Pour ceux qui seraient tentés d'aller plus loin nous proposons une première bibliographie dont nous avons voulu qu'elle s'adresse également aux enfants. Car les livres, finalement, ne parlent-ils pas avant tout aux émotions ?